20186014

C’était un samedi d’octobre 77. On m’avait confirmé, le vendredi précédent, mon engagement comme professeur d’ébénisterie. Lundi prochain allait être ma première journée à vie comme enseignant.

J’allais avoir quinze personnes sous ma responsabilité pendant 1 500 heures. À la fin de la formation, ils devraient pouvoir fabriquer des meubles. C’était l’objectif du programme que l’on m’avait remis. D’ailleurs, mon programme ne comportait que cet objectif.

Je n’avais pas le choix, il fallait que je me base seulement sur mon expérience de travail pour alimenter le cours. Il n’y avait pas de documentation et encore moins de préparation de cours. Les classeurs étaient vides ainsi que les étagères.

Ma première erreur a été de penser comme un ébéniste et non comme un enseignant en ébénisterie. La nuance est dans la position que l’on doit prendre comme enseignant. J’étais plus préoccupé à faire faire qu’à faire apprendre à faire. Je pensais, à tort, que lorsque l’on fait, on apprend. J’ai compris, après quelque temps, lorsque l’on agit de cette façon l’apprenant se transforme en exécutant et vous devenez un tuteur. L’élève fait uniquement ce que vous dites et vous devenez le responsable de ses erreurs et du résultat de ses travaux. Vous travaillez dix fois plus et l’élève dix fois moins. C’est pour cela que l’élève aime jouer son rôle traditionnel de participant passif à sa formation. C’est ce qu’il a appris à l’école traditionnelle et spontanément c’est ce qu’il sera porté à faire si nous jouons le rôle traditionnel du professeur-transmetteur. D’où une nouvelle idée de passer d’une pédagogie de la transmission, à une pédagogie de l’appropriation. Les élèves n’aiment pas cela au début, car ils doivent travailler plus, mais à la longue ils embarqueront dans le jeu.

Les critères d’admissibilité à mon cours d’ébénisterie étaient que les élèves devaient être capable de soulever cinquante livres et qu’ils aiment manipuler des choses. Ces deux critères permettaient la sélection d’une large clientèle avec des horizons très différents, c’est le moins que l’on puisse dire. La diversité de la clientèle me demandait d’être beaucoup plus que le prof que je n’étais pas encore. Il fallait que je sois également psychologue, travailleur social, coach de vie, police, etc. On demande, malheureusement, souvent aux enseignants de la formation professionnelle de jouer plusieurs rôles quand ils ne sont généralement pas, peu ou mal former pour faire le travail de base. Ce travail, faut-il le dire et le répéter, est de faire apprendre aux élèves les compétences nécessaires pour réaliser un métier.

Je dois avouer que les étudiants que j’ai eus lors de ma première année d’enseignement avaient peu appris, même ils avaient réalisé de très beaux meubles. Nous avions meublé le bureau du directeur général de la commission scolaire.

Pour l’aspect production, l’année avait été excellente, pour l’aspect apprentissage, elle avait été déficiente. Au lieu de prendre le rôle d’un enseignant, j’avais gardé mon rôle de gérant d’atelier. Je devais considérer à l’avenir que les apprenants n’étaient pas là pour faire ce que je leur disais de faire, mais pour apprendre à prendre les décisions nécessaires à la réalisation des tâches de leur métier selon le contexte où ils devraient travailler.

Revenons à nos moutons, ou plutôt à ma première préparation de cours. C’était samedi et je devais préparer mon cours pour le lundi. Je ne pensais même pas à la semaine. Je m’étais dit que j’aviserais selon ce qui se serait passé lors de cette première journée. Mon objectif était de survivre à ma première journée.

Je me questionnais sur ce que je devais leur dire et sur ce que je devais leur faire faire. J’ai écrit sur des fiches les sujets que je voulais traiter. J’avais produit ainsi une vingtaine de fiches qui regroupaient toutes les informations qui me semblaient pertinentes à présenter lors d’une première séance. Ce contenu traitait surtout des informations sur l’ébénisterie, les outils, l’atelier, les meubles, les styles, les bois et de mes expériences du métier. J’étais convaincu que les élèves, adultes dans mon cas, seraient très intéressés de connaître mes expériences et constateraient l’étendue de mon savoir et l’intensité de ma passion.

La réceptivité de mon message par les élèves était basée sur ma croyance que les élèves adultes seraient motivés. Tout en m’assurant un auditoire intéressé, je n’aurais pas à faire de la discipline. Les élèves seraient mes amis.

C’était une grave erreur de croire cela. Un élève n’est pas un ami. Nous ne devons pas franchir cette ligne, car cela a de graves conséquences sur le rôle que doit jouer l’enseignant. J’ai malheureusement franchi cette ligne. Je traiterai de cela dans une autre chronique.

Les adultes sont en formation pour résoudre un problème lié à leur vie. Ils désirent que cela se règle le plus rapidement possible tout en ayant à fournir le moins d’efforts pour apprendre ce qui n’est pas nécessaire à la résolution de leur problème. C’est à ce moment que j’ai appris le concept du « QCD ». Qu’est-ce que cela donne d’apprendre ça ? Je ne devais surtout pas leur dire qu’ils verront plus tard à quoi ça sert, comme on le fait souvent avec les enfants. Ils voulaient que l’information soit simple et évidente. De plus, j’étais le plus jeune de la classe, ce qui n’était pas très gagnant pour la crédibilité et l’autorité.

Le lundi est arrivé et j’étais fier d’avoir préparé ma première journée de formation. Au début de la séance, ce fut le premier contact. On se présente et tout le monde semble heureux d’être là. Je commence à lire mes fiches. Après trente minutes de monologue, je n’ai plus de fiche et j’ai l’impression que j’ai tout dit sur l’ébénisterie et qu’il s’agissait maintenant de faire des meubles. J’ai demandé s’ils avaient des questions. J’ai été surpris de ne pas en avoir. Je pensais qu’ils avaient tous compris, mais ce n’était pas ce que les visages que je voyais me disaient. La journée ne faisait que commencer. Les élèves commençaient à être lassés de m’entendre et il me restait encore la balance de la journée à remplir. Je faisais 200/100 de pression sanguine. Les élèves se demandaient où je m’en allais. J’avais l’impression qu’ils ne me comprenaient pas et que je ne voyais pas comment me faire comprendre. J’ai compris alors que ma préparation ne répondait pas à la situation.

La journée a fini par finir et j’étais encore en vie. Cela ne pouvait pas continuer de cette façon. Il ne s’agissait pas d’être simplement là. Il fallait que je planifie les journées et que j’organise les cours ainsi que les travaux en atelier. Après les premiers moments de désarroi, j’ai improvisé et je me suis mis à écouter les élèves plutôt que de m’écouter. Ils ont exprimé comment ils voyaient leur formation. J’ai présenté en gros ce que j’allais faire réaliser, les outils que nous allions utiliser, les bois disponibles. etc. Ils ont également fait la visite des ateliers et pris possession de leur poste de travail. C’était bien de se préoccuper de leurs attentes, mais il fallait également atteindre le but de la formation au quotidien.

J’ai survécu à cette journée tout en me jurant de ne jamais en revivre une autre du genre. Je ne serai plus jamais à la dérive. En matière d’animation la journée c’était bien passé, mais en ce qui a trait à l’apprentissage ce fut un désastre. Ce n’était que la première journée, j’en avais des dizaines et des dizaines d’autres à planifier et à organiser pour arriver à atteindre l’objectif de la formation.

Après plusieurs essais et plusieurs années, j’en suis venu à simplifier le plus possible ce moment si important de planification et d’organisation des séances de formation. J’ai choisi cinq questions essentielles auxquelles il faut répondre pour planifier adéquatement une séance de formation. J’ai appelé cet outil de planification et d’organisation de l’enseignement, le scénario de formation. Il aide à établir le déroulement de chacune des séances en tenant compte de tous les éléments qui entreront en jeu pour favoriser l’apprentissage. Le point central à gérer est le temps autour duquel gravitent quatre éléments qui influencent son utilisation: l’objet de formation, mes actions, ceux des élèves et les ressources.

Les questions à considérer dans le scénario quotidien :

1. Qu’est-ce que je dois faire apprendre ?

2. Qu’est-ce que l’apprenant devra faire pour l’apprendre ?

3. Qu’est-ce que je devrai faire pour l’aider à apprendre ?

4. Quelles sont les ressources nécessaires pour jouer nos deux rôles ?

5. Combien de temps devrais-je consacrer à ce que je devrai faire et ce que l’apprenant devra faire ?

Tout enseignant ou formateur vit à un moment ou à un autre une perte de contrôle. C’est un drame que je ne souhaite à personne. Vous êtes seul devant vos élèves et vous ne savez plus quoi faire. C’est l’enfer !

La planification de la formation n’est pas là pour encadrer de façon stricte la démarche de formation ou le rôle de l’enseignant. Il faut planifier pour être en mesure de mieux s’adapter, le moment venu. Les élèves ne sont pas là pour toujours. Il y a des délais à respecter que ce soit la durée de la formation, les mois, les semaines, les journées, les heures, etc. Si je ne sais pas ce qui va se passer dans les prochaines minutes de ma formation, comment vais-je faire pour atteindre la finalité de la formation dans le temps impartie. Il faut prévoir ce qui va arriver au jour le jour pour être en mesure de faire face à ce qui va arriver et que je n’ai pas prévu. De la même façon que la planification d’un voyage, que ce soit pour des vacances ou autres, il faut que je me conforme à l’heure de départ à l’aéroport, à la date d’arrivée à l’hôtel dans telle ville, à l’heure d’ouverture du musée, etc. Même si nous planifions nos vacances, nous pouvons prévoir également des marges de manoeuvre pour les imprévues, comme cela peut être le cas dans une formation. Le plan « B » est la solution pour contrôler le stress de vos journées de formation. J’y reviendrai plus tard.

Lors de mes enseignements aux futurs enseignants en formation professionnelle je me rends compte que la planification et l’organisation de l’enseignement sont des sujets qui indisposent.

Regarder la formation de façon structurer fait éclater une croyance que l’enseignement est un acte spontané selon la situation et qui est réalisé par une personne qui est venue au monde avec un don. Combien de fois j’ai entendu, des profs d’expérience dirent aux nouveaux que pour enseigner c’est simple, tu l’as ou tu ne l’as pas. Si tu passes à travers tu l’as, si tu abandonnes, c’est parce que tu ne l’as pas.

Je connaissais un vieil ébéniste qui m’avait dit qu’un bon ébéniste se constatait par le nombre de doigts qui lui restait. Selon lui, quand tu avais de l’expérience c’est que tu avais moins de doigts. Selon moi, c’est le résultat de la formation sur le tas. Il faut que le métier te rentre dans le corps pour comprendre. Il est vrai qu’il existe un genre de déni pour justifier son état et valoriser un acte qui à l’analyse est souvent un accident stupide lié à l’ignorance. Je vous rassure, j’ai encore tous mes doigts. Je veux faire le parallèle entre l’affirmation de mon vieil ébéniste et de vieux enseignants qui semblent valoriser le fait d’avoir de la misère et de souffrir pour être un bon enseignant. Comme me dit souvent l’un de mes amis ;  » La misère est optionnelle. »

Je constate avec le temps que cela ne produit que des survivants. Malheureusement, la conviction d’un survivant c’est qu’il est habité par une capacité qui lui permet de prétendre à une audace qui lui permet de faire face à toutes les situations. Cette attitude le ferme généralement à toute aide extérieure. C’est mon expérience de conseiller pédagogique qui m’amène à ce constat.

Un survivant ne fait pas nécessairement un bon prof et beaucoup de ceux qui n’ont pas survécu auraient fait d’excellents profs. J’ai été un survivant dans tous les sens du mot. J’ai survécu au rôle d’enseignant, j’ai survécu à un procès sur la qualité de mon enseignement en santé-sécurité, j’ai survécu à la manifestation de mes étudiants parce que je refusais de donner les réponses d’examens avant l’examen, j’ai survécu à une menace de mort de la part d’un élève intoxiqué, etc. Cela m’a pris beaucoup de temps à m’ouvrir aux autres. Je l’avais l’affaire!

Ma fonction, comme enseignant ne devait durée qu’une année, je me destinais à autre chose, c’était en attendant. Cela fait maintenant plus de trente-cinq ans que je me consacre à l’enseignement professionnel pour essayer de comprendre ce qui s’est passé durant cette année pour que cela n’arrive à personne d’autre.

Il faut avoir en tête, pour le Québec du moins, que la grande majorité de ceux qui enseignent en formation professionnelle ne sont pas destinée au départ à cette profession. Ils ne semblaient pas avoir le don pour les études et ils se sont orientés vers différents métiers qu’ils ont exercés un certain nombre d’années avant de devenir des enseignants.

Malgré ce que beaucoup de personnes pensent, enseigner n’est pas un art, c’est une science. Comme pour toutes les professions, il y a des savoirs à s’approprier pour être compétent. Cela n’enlève rien à ceux qui ont du talent en plus. Ils sont simplement meilleurs. On ne naît pas enseignant, on le devient et comme toute profession la compétence se manifeste par la compréhension des situations de travail et par la capacité de s’adapter à ces situations. Pour être un enseignant compétent, il faut savoir se planifier et s’organiser pour pouvoir s’adapter.

Il ne s’agit pas de savoir faire quelque chose pour être en mesure de le faire apprendre !

Preparation

Mes préparations du cours d’ébénisterie après 7 ans d’enseignement