Lorsqu’un enseignant débute en formation professionnelle, il quitte son métier pour venir, comme ils me le disent souvent, « transmettre sa passion ». Il apprend relativement rapidement que c’est insuffisant. La difficulté n’est pas la transmission, mais l’appropriation par l’apprenant des savoirs nécessaires pour que la passion devienne la sienne.
Le concept de passion suscite chez moi un malaise. Ce mot est utilisé aujourd’hui autant pour exprimer un intérêt envers des fraises, un repas, le cinéma, son auto, des vacances ou des interrelations humaines. Selon le dictionnaire, la passion est un état affectif et intellectuel, violent, puissant qui domine la raison. On n’en est certainement pas là en formation professionnelle. De façon plus pragmatique, des chercheurs ont identifié qu’une chose nous passionne lorsque l’on y pense, ou que l’on s’y consacre, plus de 8 à 9 fois par semaine. Cette dernière est plus vraisemblable. Entre l’indifférence et la passion, il existe tout de même l’intérêt. Il est plus réaliste de vouloir alimenter l’intérêt des élèves pour l’apprentissage du métier et d’orienter ses pratiques d’enseignement dans ce sens.
Tout cela pour venir à l’idée qu’un enseignant, aussi passionné qu’il puisse être envers sa spécialité disciplinaire, est rapidement aux prises avec des considérations beaucoup plus terre à terre lorsqu’il entre en fonction. Il constate rapidement l’écart entre la relation affective avec son premier métier et la réalité de l’enseignement à laquelle il doit faire face. Cette réalité est composée des obligations du programme, de l’évaluation, de la gestion de classe, des élèves en difficulté, de sa relation avec ses collègues, des décisions politiques et administratives et de ses compétences insuffisantes en enseignement. De plus, pour combler se manque de compétence il devra suivre une formation dans le but de se qualifier légalement et ainsi espérer qu’il puisse conserver son nouveau travail.
C’est ici que les pratiques d’enseignement partent à la dérive. Il ne fait pas de doute que le nouvel enseignant fait son possible et qu’il utilise toutes ses ressources internes pour mener à bien le travail qu’on lui demande, mais quel travail. Je ne veux pas insister sur l’insuffisance de ses compétences comme enseignant, mais surtout sur le fait que même s’il maîtrisait ces compétences les résultats seraient à peine meilleurs. Lorsque le nouvel enseignant pratiquait le métier, pour lequel on lui demande d’enseigner, l’objet de son travail, la finalité de son métier et la démarche pour l’atteindre lui étaient clairement accessibles. Si elle était infirmière, l’objet de son travail était les soins de santé, la finalité était de soigner les patients et la démarche était établi à partir de protocoles qu’elle devait adapter aux situations. Pour le mécanicien la chose était tout aussi claire, l’objet de son travail était la réparation et l’entretien de véhicules, la finalité était que le véhicule fonctionne et les démarches se retrouvaient dans des méthodes, des techniques, des instructions et des procédures.
Lorsque le nouvel enseignant arrive en formation professionnelle, aucun de ces trois éléments, objet, finalité et démarche, ne lui est présenté comme une vision fonctionnelle, mais plutôt comme des obligations administratives. Comment l’enseignant peut-il comprendre la façon dont il doit réaliser ses pratiques professionnelles lorsqu’il découvrira que la finalité est l’acquisition des compétences d’un programme qu’il ne comprend pas, que la finalité est que l’élève doit réussir les examens qu’il ne sait pas faire et que la démarche est de faire apprendre et cela aussi c’est loin d’être évident. Peut-on se surprendre qu’il y ait dérive? Encore plus surprenant, pourquoi personne ne traite de cette évidence de situation de dérive? Ah oui, il y a la pensée magique et la passion! En formation professionnelle il n’y a pas de problème, il y a que des solutions pour les autres problèmes du système d’éducation.
Je n’ai pas encore rencontré un milieu de formation qui a pu établir le fondement de ses activités, un genre de marque de commerce distinctif, qu’il pourrait exploiter pour susciter la passion de ses enseignants et pour les guider vers le résultat qu’il vise institutionnellement, autre que l’aveu d’échec que constitue la réussite et la persévérance scolaire. Ce fondement devrait être basé sur une représentation concevable de la notion de compétence autrement qu’un programme de formation, de la finalité de la formation professionnelle comme étant la formation d’un futur travailleur compétent autrement que par le taux de diplomation, de la démarche pour faire apprendre autrement que par l’imposition d’une méthode ou d’une modalité de formation.
Pendant que nous cherchons à inventorier des pratiques d’enseignement « innovantes », c’est un autre mot auquel je commence à être allergique, le fondement pour que ces pratiques puissent être pertinentes n’est même pas en place. Cela ne manque pas de provoquer une dérive des pratiques qui n’est pas sans effets sur l’absence d’un patrimoine de pratiques d’enseignement en formation professionnelle malgré plus de cinquante ans de pratiques.
L’enseignant a besoin d’une boussole pour s’y retrouver ainsi que les directions de centres. En l’absence d’un tel instrument je vous en propose un, le « BORD », pour choisir de quel bord vous vous dirigez dans la formation que vous donnez ou que vous gérez. Les points cardinaux de ma boussole sont B, O, R, D. Le « B » pour but, le « O » pour objet de la formation, le « R » pour les ressources nécessaires pour faire apprendre et le « D » pour démarche des pratiques pour faire apprendre. L’ensemble indique au milieu de formation qu’il doit se positionner par rapport à chacun de ces points s’il veut aider les enseignants dans la conception et la réalisation de pratiques optimales. Cette prise de position va aider les enseignants à se diriger dans les pratiques complexes à mettre en oeuvre pour que les élèves apprennent les savoirs de la compétence et ainsi développer leur compétence.
La suite de cet article va essayer d’éclaircir chacun des éléments du BORD pour aider à comprendre comment réorienter la dérive des pratiques d’enseignement à partir d’un tableau de bord de pratiques pertinentes et ainsi en arriver, enfin, à construire un patrimoine de pratiques en enseignement professionnel.
De quel BORD êtes-vous?
À suivre … « Les B.O.R.D. d’une situation d’enseignement/apprentissage »
Juin 13, 2016 @ 10:16:34
Merci pour cet éclairage. De fait, nous sommes d’accord.
Cordialement
Olivier
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Juin 13, 2016 @ 04:32:16
Je suis d’accord sur une grande partie de votre réflexion. Oui, l’enseignement doit d’abord faire l’objet d’un apprentissage pour l’enseignant. Oui, l’expérience permet de limiter les erreurs et d’être plus efficace.
Par contre, pour moi, rien ne remplace la passion de l’enseignant débutant. Cette passion lui permet de contourner ses erreurs. L’enthousiasme du débutant lui permet souvent l’adhésion des élèves. De fait, Apprendre à enseigner c’est d’abord apprendre de ses propres erreurs ; et la passion permet de se pardonner ses erreurs et d’aller plus loin.
Rien n’est pour moi plus destructeur pédagogiquement que l’enseignant expérimenté mais aigri. Ce dernier se rencontre trop souvent dans les salles des professeurs. Il est efficace, oui. Mais il transmet une technique.
Le passionné transmet une passion.
Modestement, mes 30 ans d’expérience d’enseignement en lycée professionnel me permettent une certitude. La technique seule ne suffit pas.
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Juin 13, 2016 @ 08:28:44
Ce que vous dites ne va pas discordant avec mes propos. Le lien entre l’apprenant et l’enseignant est essentiel pour susciter les apprentissages. Ce lien peut être créé de plusieurs façons dont celle d’exprimer de l’enthousiasme pour ce que l’on enseigne. Ce qui est souvent mal compris c’est que l’enseignant doit être un modèle de ce que l’apprenant veut devenir. Il est l’exemple de ce qu’il veut faire apprendre, à tout le moins en formation professionnelle.
Comme vous le dites, l’expérience permet de limiter les erreurs, mais l’expérience est souvent construite autour d’erreurs qui ont été surmontées. Ce que j’ai voulu dire c’est que la passion, tout en étant un élément très important, n’est pas suffisante. La passion suscite l’intérêt, mais pas nécessaire le désir ou le besoin, pour l’apprenant, de faire les efforts nécessaires à ses apprentissages. Il y aura toujours une personne qui a pu être transformée par la seule passion manifestée par l’enseignant, mais je trouve que c’est cliché et anecdotique. Tant mieux, mais l’enseignement ne peut être que cela, c’est d’abord cela, mais ce n’est pas que cela. C’est un bénéfice collatéral, mais pas un fondement de l’action de faire apprendre.
Je suis entièrement en accord avec vous sur le fait qu’un enseignant ne peut pas allumer ses apprenants s’il est lui-même éteint. L’enthousiasme qu’il manifeste doit pouvoir durer tout au long de sa carrière non pas seulement à ses débuts. La passion permet de se pardonner beaucoup de choses, mais de savoir où l’on va, d’en avoir les moyens, de connaître les démarches pour faire apprendre et de pouvoir créer les bonnes conditions permettent de ne pas épuiser notre passion et d’exploiter la compétence développer par ses expériences et la formation.
Vous soulignez un point important avec le prof aigri. Mais je ne pense pas qu’il soit efficace au bon endroit. Pour faire apprendre, il faut qu’il se tisse un lien de confiance entre les apprenants et l’enseignant. Le prof aigri ne peut pas tisser ce lien. Il peut entraîner les élèves à réussir les examens, il peut leur faire peur et les menacer, mais jamais il ne leur permettra de développer leur compétence. Un prof aigri ne peut pas faire apprendre, au mieux il fait mémoriser des informations et entraîner les apprenants. C’est là le drame de la situation, si le centre de formation se base sur des critères d’efficacité il n’a pas besoin de prof compétent et passionné. Il a juste besoin de transmetteur de consignes, de directives et d’informations.
La direction d’un établissement doit pouvoir donner une vision qui va alimenter l’enthousiasme de ses enseignants et le désir d’apprendre des apprenants. La vision doit pouvoir engager tous les intervenants d’un milieu de formation. L’efficacité limite les actions à la performance et axe les interventions sur le résultat, quand faire apprendre fait appel à un processus.
J’abonde dans votre conclusion, si la technique suffisait, en 2016, nous n’aurions plus besoin d’enseignant. La formation en ligne ou l’enseignement individualisé suffiraient, mais ce n’est pas le cas, quoi qu’en disent certains adeptes de cette modalité et de cette méthode de formation.
Merci pour votre riche commentaire.
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